CHAPITRE 30

Brusquement, la porte claque contre le ventail, sous nos regards ahuris. Je suis scandalisé par l’acte provocateur de Pearl – si bien que je suis perché dans un état entre la haine et l’incompréhension.

Quand la voix cristalline de Chrissy résonne, la réalité s’abat brutalement sur ma personne, telle une violente gifle.

— On devrait y aller avant que la situation ne dégénère !

J’hésite. Un moment de réflexion s’impose ! Aussitôt, je me fige en me concentrant davantage sur mes pensées, quitte à ignorer les interpellations de la petite brune. Dois-je réellement rejoindre Pearl pour éviter qu’elle foute le bordel ? Normalement, oui. Cette fille ne supporte pas les substances alcoolisées. Or, elle vient de boire en abondance et de manière rapide, un cocktail à base de rhum. De ce fait, c’est sûr que dans quelques minutes, son comportement va sérieusement s’aggraver.

Cependant, une part de moi m’empêche de partir de cette cuisine. C’est comme une force imaginaire. Mon côté mesquin souhaite que Pearl assume entièrement ses erreurs et les lourdes conséquences pour m’avoir énervé.

Mon ego est irréfutable et catégorique là-dessus : Mini-Hopkins doit se débrouiller seule. De plus, étant donné qu’elle passe son temps à me réprimander d’être omniprésent, à présent, je vais réaliser son vœu en la laissant tranquille. Tout simplement. Ceci n’a rien d’enfantin. Je fais seulement ce qui me semble être juste !

— C’est son problème, pas le mien, lâché-je en me dirigeant vers un frigo pour saisir une bouteille de bière.

— T’es vraiment sérieux, là ? s’étonne Chrissy avant de reprendre. Je pensais que la lieutenante Hopkins t’avait chargé de surveiller sa fille !

— Et alors ?

À l’entente de mes paroles, elle me lance un regard noir avant de déguerpir de la pièce, manifestement en furie. Je me contente de hausser les épaules, et d’ingurgiter une gorgée de ma bière. La froideur envahit mon organisme, tandis qu’un goût amer se mélange à ma salive. Je m’assois, silencieux, en faisant abstraction aux bruits parasites se trouvant certainement dans le salon.

Le boucan s’amplifie au fil des minutes, malgré tout, je continue de rester calme face aux éléments actuels.

Des cris de détresse, des fracas de verre et des encouragements hasardeux retentissent progressivement.

Et puisque pleins de personnes ont fait irruption dans cette fête, désormais, la cuisine est bondée de gens. Je n’y prends pas attention.

Honnêtement, ça m’est complètement égal que des filles soient en train de me mater et que Jared me raconte des anecdotes de sa vie à Paris.

 Mec, tu m’écoutes ? me demande le bouclé en fronçant les sourcils.

— Hein ?

— C’est c’que je pensais… souffle-t-il en roulant des yeux. Alors, depuis tout ce temps, j’étais en train de parler dans le vide ! Tu aurais pu me prévenir, non ?

— Qu’est-c’tu veux me dire, au juste ? lui questionné-je avec un ton étonnamment monotone.

— Le boxeur Ashton Bennett est mort, hier soir.

Mon attitude ne change pas suite à cette annonce. Jared pensait vraiment que j’allais fondre en larme pour ça ? Certes, je connais ce gars depuis mon plus jeune âge, mais ce n’est pas une raison. Le fait d’apprendre qu’il soit mort, je n’en ai strictement rien à foutre. Ce ne sont pas mes affaires !

Enfin… Bon, j’dois avouer que plus les secondes passent, et plus mon côté sans-pitié s’estompe. En toute sincérité, sa mort ne m’est pas signifiante. Ouais, je sais ! MES PENSÉES N’ONT AUCUN SENS : et j’en ai pleinement conscience. Mais, voilà, quoi.

C’est dans ma nature d’être indécis. Il m’arrive fréquemment de dire des choses et de les contredire, genre dix minutes plus tard – par exemple, c’est comme le fait de vous sous-entendre que j’aime Pearl.

Entre autres, mon esprit est assez perdu. Donc, priez de m’excuser pour avoir embrouillé votre cerveau avec tous mes propos contradictoires !

Dès lors où des souvenirs en sa compagnie apparaissent, je me crispe légèrement. Je me souviens qu’Ashton avait une petite famille aimante : une femme ordinaire, mais amusante, et un gosse de quatorze ans. Oh, merde. Depuis quand est-ce que je suis autant préoccupé par ce genre de détail ? Quand Roy et Dean sont morts, je m’en fichais royalement ! Argh. Qu’est-ce qu’il m’arrive, bordel ? En temps normal, je ne m’intéresse pas aux malheurs des autres. En fait, c’était presque instinctif : d’habitude, je m’en battais les couilles de leur problème.

Mais, là… Serait-ce de la compassion que je ressens ? Sûrement. Je n’en ai aucune idée.

— Il a souffert ? demandé-je doucement, sonnant pratiquement comme un murmure.

— Je ne sais pas, peut-être, me dit Jared en étant tendue par notre sujet de conversation. Vous étiez plutôt proches, alors… Toutes mes condoléances, Devon. Je–

— Oh, j’t’en prie. Épargne-moi tes excuses à deux balles ! Putain, tu sais à quel point je ne supporte pas ça.

Je me lève de mon siège, balance ma bouteille en verre, et serre énergiquement mes poings. Tous les regards sont braqués sur moi. J’ignore. Question d’habitude. Une colère naissante bouillonne dans l’intégralité de mon être, tandis que Jared se contente de me fixer attentivement. Il sait que dans ce type de situation, il vaut mieux rester à l’écart.

Quand ma rage est proche de l’explosion, il est tout à fait possible que j’en vienne aux coups. Et ce, sans que je puisse me contrôler.

Mon impulsivité est un de mes plus sombres défauts. Je le déteste. Malheureusement, je ne peux pas le vaincre. Il est plus fort que moi. C’est notamment pour ça que l’on me considère comme dangereux.

Une facette de moi-même est abominable. J’essaye constamment de la dissimuler. Néanmoins, lors de mes combats, elle réapparaît. C’est là que je deviens égalable à un monstre. Pourquoi ne pas arrêter les affrontements physiques, me diriez-vous ? Je ne peux pas. Me battre : c’est un besoin quasi viscéral pour mon âme. C’est la seule chose qui parvient à donner un sens à mon existence. Sans la boxe, je ne suis rien.

Ma vie est synonyme de violence : et j’ai fini par accepter cette fatalité.

Ma respiration est haletante. Toutes ces paires d’yeux et toutes ces conversations à voix basse… FAÎTES QUE ÇA CESSE. Je ne suis pas une bête de foire.

Alors, pourquoi faut-il qu’ils me regardent ainsi ? Qu’ai-je fait de mal ? Une personne pourrait me répondre ? Je passe une main dans mes cheveux bruns.

— VOUS VOULEZ MA PHOTO, BANDE D’ABRUTIS ? hurlé-je.

Ils m’observent avec une certaine forme de confusion, suivie d’inquiétude. Génial, ils pensent que je suis fou. Je contracte la mâchoire, et décide de me barrer de la pièce. Au passage, je bouscule quelques personnes. Désormais à l’extérieur de la demeure, j’inspire profondément l’air frais avant de poser mes yeux vers le ciel parsemé d’étoile.

Je soupire bruyamment, et ferme les paupières. Vous devez sûrement être troublé(e)s par ma crise de mécontentement, non ? Le truc c’est que, comme vous pouvez le constater, je déteste les allégations que l’on dit à une personne qui déplore la mort d’un proche.

Pourquoi ? C’est simple. Pendant presque toute mon adolescence, j’ai dû entendre mille et une phrases déjà préparer dans ce genre :

« Je suis vraiment désolé pour tes parents. »

« Toutes mes condoléances, Devon. »

« Ne t’inquiète pas, tes parents sont fiers de toi. »

Ce sont des pures conneries.

Et inévitablement, lorsque vous devez quotidiennement subir des regards de pitié : le moment fatidique arrive : le pétage de plomb.

Les minutes s’écoulent à une vitesse effrénée. À présent, je ne détiens plus la notion du temps. Quelle heure est-il ? Bonne question. Je ne sais pas. À vrai dire, je suis tellement obnubilé par le panorama étoilé que je ne m’en préoccupe même pas. Les échos de musique me parviennent à peine. Et la température glaciale ne me dérange plus. Je suis là, allongé sur la pelouse, avec un esprit dépourvu de pensées.

— Devon, est-ce que c’est toi ?

Je me redresse, et quand je remarque qu’il s’agit de Pearl, mon visage reste neutre. Qu’est-ce qu’elle veut ? Alors que je m’apprête à regagner ma position initiale, des gouttes de sang attirent mon attention. Mais, c’est quoi ce–

— Je me suis fait bobo, chuchote-t-elle en pressant ses paumes entre elles.

Rapidement, je me lève en analysant son avant-bras ensanglanté. Des morceaux de verre sont plantés dans sa chair porcelaine. Cette vision est proche de l’horreur. Des fines couches de peau menacent de se retirer, un liquide rougeâtre coule excessivement jusqu’à atterrir sur la verdure et des agrafes ont été disposées de façon presque aléatoire. Je savais qu’elle allait faire n’importe quoi, mais pas à ce point-là. Décidément, je devrais arrêter de la sous-estimer.

 Putain, comment tu t’es fait ça ?!

— Un connard a laissé des bouts de verre dans la cuisine, et bah du coup, je suis tombée dessus. J’ai essayé de recoudre les plaies avec les machins métalliques, mais c’était une mauvaise idée…

— Allez. Viens. On va à l’hôpital !

Aussitôt, je saisis son autre bras pour l’emmener vers ma bécane. Néanmoins, elle se dégage de mon emprise et se stoppe nette. Mais, qu’est-ce qu’elle fait ?

— Je préfère qu’on aille à la maison.

— Mais, t’es folle ? Regarde l’état de ton bras !

Visiblement, elle s’en fiche. Je serre les poings, soupire une énième fois et insulte intérieurement sa stupidité. La connaissant, elle serait capable de demander à inconnu de l’emmener chez elle. Or, la possibilité qu’elle fasse ça est inacceptable. C’est sûr que la situation va se dégrader – plus qu’elle ne l’est déjà. Je réfléchis quelque seconde de plus, et finit par céder face à sa demande :

— Bon, d’accord.

Et là, elle lève les bras en l’air en signe de victoire. Toutefois, elle regrette ce choix presque instantanément. Une grimace se dessine. Et un gémissement de douleur retentit.

On s’oriente vers ma magnifique bécane – alias, mon précieux bébé, et par chance, Pearl ne ronchonne pas en découvrant que je n’ai toujours pas acheté des casques de protection.

De toute façon, elle est trop bourrée pour penser à ce genre de détail. D’ailleurs, j’ai l’impression que sous l’influence de l’alcool : elle est aussi conne que Kendall.

— Ne me lâche pas, c’est bien clair ? déclaré-je afin de m’assurer qu’elle n’essaye aucune tentative de suicide.

Si jamais Pearl meurt, dans un sens, je meurs également – à cause des coups d’Elena.

Donc, concrètement, cette fille doit vivre pour que j’évite d’être victime des foudres épouvantables de sa mère.

Mini-Hopkins entoure ses bras autour de moi, en tâchant de garder ces blessures loin de mon buste, et pose sa tête contre mon dos. Son apport de chaleur et son parfum me rappellent quand, pour la première fois, elle est montée sur ma moto.

Et dans mes souvenirs, ça s’est mal passé puisqu’elle a vomi. C’est pourquoi, cette fois-ci, je conduis moins vite et avec prudence – chose que, d’habitude, je ne fais jamais.

Quand on arrive à destination, Pearl se précipite vers la porte d’entrée – qui plus est, fermé. Étrange… Normalement, Elena devrait être réveillée à l’heure qu’il est ! Étant donné que la brunette est saoule, je décide de prendre ses clefs pour ouvrir moi-même la porte, parce que sinon, on peut encore attendre jusqu’à demain !

Je m’engouffre dans la demeure, après Pearl, et découvre la présence d’un post-it placé sur le mur. Je le saisis, pendant que l’autre a disparu de ma ligne de mire. L’écriture est négligée, mais malgré tout, je parviens à lire :

«  J’ai eu une URGENCE au travail. Ne m’attendez pas. Je vais rentrer demain.

– Elena H « 

Oh, putain ! Dieu, merci. Elle ne risque pas de voir l’état déplorable de sa fille. Qu’est-ce que j’ai de la chance quand même ! Quand j’y pense, elle est où déjà sa fille ? Ah, merde !

C’est mauvais signe de laisser celle-là toute seule. Je cours vers escaliers, sans oublier de verrouiller la porte d’entrée, et cherche dans la chambre de la chieuse. Pas là.

Soudain, l’eau du robinet retentit. SALLE DE BAINS ! Je me rends dans la pièce en question, et remarque que Pearl est assise par terre, à côté d’une trousse de soins. Elle tient une aiguille dans sa main. Oh uh.

— ARRÊTE ! Tu vas empirer la plaie, lui dis-je en m’approchant d’elle.

— J’ai déjà pris des cours de médecine, t’inquiète ! affirme-t-elle avant de reprendre. Je gère !

— T’es bourrée, meuf. Donc, laisse-moi faire.

Je me mets sur mes genoux pour prendre une hauteur semblable à la sienne, et saisit les outils nécessaires dans la trousse. Certes, je ne suis pas un expert en la matière, mais c’est certain que je me débrouille mieux qu’une personne ivre – euh, j’dois avouer que je ne suis pas totalement sobre, mais chuut, personne ne doit le savoir ! Surtout pas, Pearl.

À l’aide d’un coton imbibé de désinfectant, je commence à nettoyer la plaie pour pouvoir procéder à la fermeture de la blessure grâce à un fil et une aiguille. Bien que je sache qu’il restera indubitablement des cicatrices à cause de cette intervention, je ne peux pas rester là, impuissant. Pour la première fois de ma vie, je vais pouvoir m’improviser médecin. N’est-ce pas, sensationnel ? TOTALEMENT !

Pearl se retient de crier en mordant sa lèvre inférieure. J’admire son courage pour ne pas s’énerver sur moi, parce que franchement, sur toutes les fois où j’ai raté l’emplacement de mon aiguille, ça doit vraiment être douloureusement horrible !

Lorsque j’ai fini mon opération, je recouvre délicatement la blessure avec un bandage.

En fin de compte, pour une première, ce n’était pas si désastreux. À vrai dire, je suis même fier de mon travail !

— Ça y est, lancé-je en souriant tandis qu’elle ouvre doucement ses paupières.

— Merci.

On se lève en même temps, cependant, elle flanche légèrement du côté et menace de tomber. Par pur réflexe, je l’attrape par la taille, et l’aide à marcher jusqu’à sa chambre.

Dis donc, ne suis-je pas a-do-rable ? Non seulement je la guéris, mais je l’escorte également vers son lit. TANT DE BONTÉ ! Avouez, vous êtes fiers de moi, n’est-ce pas ? Okay… Je vais prendre ça pour un oui.

Alors que je m’apprête à partir rejoindre mon lit, Pearl reste debout et m’interrompt en prenant mon bras. Immédiatement, je me tourne vers elle, confus par son geste étant du moins… inattendu.

— Pourquoi t’es comme ça ? me demande Pearl, doucement.

— Pourquoi je ne le serais pas ?

Ses yeux bleutés sont plantés dans les miens. Elle me regarde intensément avec la volonté de crypter mes pensées, mes intentions, et mes ressentis. Une chose est sûre : elle cherche à connaître la vérité : si je suis réellement sincère à son égard, ou si c’est seulement de l’illusion provoqué par l’existence des trois étapes.

Je pense que vous, jeunes – ou vieux – confident(e)s, savez déjà l’exactitude de mes sentiments, pas vrai ? J’ai beau me contredire des milliers de fois : il faut que vous sachiez que tout ceci n’est pas la manipulation. Si ça avait été le cas, je n’aurai pas été autant de fois vulnérable.

Bon… Préparez-vous parce que je compte mettre les points sur les « i ». Car, de toute manière, si Pearl réagit mal, ce n’est pas grave. Pourquoi ? Parce qu’elle ne s’en souviendra de rien, demain.

— Tu es bipolaire, Devon.

— Ou, bien… C’est ce dont je voulais te faire croire, au départ.

— Quoi ? s’exclame-t-elle, en fronçant les sourcils.

— Pour répondre à tes questions. Ouais. Je jouais avec tes sentiments pour te faire regretter de me provoqu–

ET BAM ! Une gifle. Venant d’elle, je m’y attendais. Comme d’hab, elle ne me laisse pas le temps de terminer. Quel manque de politesse ! Je suis outré. C’est inadmissible. J’encaisse, et reprends mon explication :

— Mais, ça, c’était avant que je réalise quelque chose d’important qui avait été difficile à accepter… J’étais jaloux. Excessivement jaloux. Plus que tu ne peux le croire.

— Qu’est-ce que– ?

— Tu voulais savoir pourquoi je suis comme ça, non ? rétorqué-je avec un ton anormalement calme.

Un épais silence envahit l’atmosphère. Le rythme cardiaque de mon cœur est à une vitesse folle. Tout mon être est incontrôlable. Mes sens m’abandonnent.

J’ai eu l’impression que, le temps d’une fraction de seconde, nous étions isolés de tous. Que le bruit de l’horloge avait cessé. Et que seules nos respirations comptaient.

Des tonnes de gars ennuyeux rêveraient d’être à ma place. Et même si c’est difficile à admettre, je ne pense pas que j’arriverais à battre chacun d’eux. Pearl mérite quelqu’un de bien.

Je suis un connard. Et je suppose que… personne n’aime les connards.

Je m’approche d’elle, et manifestement, elle est figée. Totalement.

Voyons voir… Il faut que je réponde à une question, avant que le suspens soit de trop. Pourquoi suis-je comme ça ? La réponse est simple, mais paradoxamenent complexe.

Je me penche vers elle, à proximité de son oreille, et susurre les mots suivants :

— C’est parce que je t’aime.

Mon souffle chaud s’écrase contre la douceur de son cou. Bien que je ne voie pas son visage, je sais qu’elle est sous le choc. Je souris légèrement, et déclare dans un chuchotement :

— Et tu ne te souviendras jamais de ce que je viens de te dire… Peut-être que c’est mieux comme ça. Tu mérites quelqu’un de bien, Pearl.

Mon sourire s’efface. Et je finis par marmonner, d’une manière presque inaudible :

— Quelqu’un que je ne suis pas.